Chapitre 5

 

Les réunions restreintes de la Famille se tenaient dans une des petites salles de la Bibliothèque donnant sur la cour centrale. Des gazoles allumées étaient accrochées au mur à la place des anciens chandeliers ; une lourde table occupait presque toute la place ; son bois ancien portait les traces de bien des réunions, sous forme de rayures, de figures plus ou moins géométriques et même d’initiales que personne n’avait jamais songé à éliminer. On disait à Béthély que la table avait été là au temps de la Ruche et qu’on pouvait y retrouver les initiales de la dernière Reine, Markali, gravées là alors qu’elle n’avait été qu’une petite princesse ignorante de son destin.

C’était une table ronde, comme il convient entre égales, mais un siège au moins était différent des autres : une chaise à haut dossier, tapissée aux couleurs de Béthély. Selva y était déjà assise quand Lisbeï et Tula arrivèrent. Kélys était assise en face d’elle. Tula prit sa place habituelle à gauche de Selva – la place qui avait été celle de Lisbeï jusqu’à l’année précédente. Antoné choisissait toujours au hasard parmi la demi-douzaine de chaises qui restaient vides. Quand elle arriva, elle alla en prendre une à gauche de Tula, ignorant celle qui se trouvait à côté de Kélys.

Mooreï arriva en dernier avec la liasse de feuillets, prit sa place à droite de Selva, jeta un coup d’œil autour de la table et poussa un soupir. Puis, d’une voix assourdie de fatigue, mais avec conviction, elle prononça les paroles rituelles : « Recueillons-nous en Elli. Qu’Elli nous guide en sa paix. »

Selva mit fin au moment de recueillement requis avec le « Paix à toutes en Elli » où vibrait une légère note d’impatience. Puis elle ouvrit la séance sans plus tarder : « Vous êtes toutes plus ou moins au courant, mais je résume. Une découverte importante, peut-être grave, a été faite dans les souterrains de Béthély. En particulier, on a trouvé un carnet qui pourrait appartenir à une Compagne de Garde. Mooreï et Lisbeï se sont employées à en traduire des passages, Kélys y a jeté un coup d’œil. Nous sommes réunies pour prendre connaissance de leurs travaux et décider de la conduite à suivre. Mooreï ? »

La Mémoire tapotait la base de la liasse de feuillets sur la table : « Nous avons traduit des passages un peu au hasard, pour avoir une idée approximative de l’ensemble, dit-elle enfin, les sourcils un peu froncés, sans regarder personne. Vous savez que le carnet n’est pas entièrement constitué de texte. Je vais vous faire part de ce que nous y avons trouvé et ensuite je vous passerai les copies des traductions qui ont été faites, essentiellement de la dernière partie. »

Lisbeï chercha Tula des yeux, mais Tula, toute droite sur sa chaise, regardait Mooreï avec une expression grave et concentrée. Elles avaient passé la journée à tout recopier en six exemplaires et leurs doigts étaient encore couverts d’encre. Pas question de laisser qui que ce soit d’autre voir les traductions pour le moment, avait dit Selva.

« Le carnet, ou le cahier, semble avoir été rédigé par trois personnes différentes, reprit la Mémoire, et d’après Kélys à au moins deux époques différentes. Une rédactrice pour la brève partie du début, impossible à dater, constituée uniquement de chiffres – sans doute un langage codé ; nous avons décidé de la laisser de côté pour le moment. Une autre rédactrice peut-être pour la partie médiane, en fait les deux tiers de ce qui reste, rédigée dans ce qui semble être une version très peu courante de vieux-frangleï. Et une troisième, qui dit s’appeler « Halde de Mélorney », n’a écrit qu’une douzaine de pages à la fin du carnet, en vieux-litali à peu près semblable à celui de la fin des Harems dans la région. »

Mooreï jeta un rapide coup d’œil autour de la table et reprit : « Divers indices linguistiques, graphies, tournures de phrases, vocabulaire, font supposer des auteures et des époques différentes. Selon Kélys, la partie médiane daterait du milieu des Harems. L’échantillonnage est trop restreint de toute façon pour évaluer ces dates avec certitude.

— Entendu », dit Selva. Au fait, disait l’expression de son visage qui n’avait pas changé depuis le début. Antoné s’était redressée mais semblait toujours plus butée que stupéfaite. Kélys s’était renversée sur sa chaise, une jambe passée sur un accoudoir, un coude sur l’autre et la joue en appui sur sa main, avec son habituelle souplesse nonchalante. Son visage noir, paisible, ne laissait rien transparaître.

« Il semble y avoir dans cette partie médiane plusieurs versions de contes et de légendes connues, continua Mooreï, entre autres « La Reine qui dansait » et « La Géante aux cent bras ». Et ce qui semble être une amorce d’une version différente de la Parole. »

Lisbeï essaya de réprimer son impatience ; c’était plutôt comme des essais différents des contes, avec des ratures, des reprises, des interpolations : pas des contes recopiés, des contes en train d’être écrits. Mais on y viendrait plus tard, sans doute.

« Le vocabulaire de la dernière partie est restreint, les tournures peu recherchées. Ce qui appuie l’hypothèse d’une autre rédactrice. Elle résume la trahison de Garde par des Juddites de Béthély et la première mort de Garde, relate sa rencontre avec Garde ressuscitée près des Grandes Mauterres et les conversations qu’elles auraient eues pendant leur voyage de retour vers Béthély. »

La voix de Mooreï était maintenant complètement dépourvue d’expression. « Voici les tentatives de traduction. Lisez-les vous-mêmes. »

Lisbeï se leva avec empressement pour effectuer la distribution autour de la table. Quand elle fut revenue à sa place, elle jeta un coup d’œil à ses feuilles, par acquit de conscience ; elle savait exactement quels passages citer pour appuyer ses arguments, elle les avait encerclés en rouge le matin même. Elle regarda les autres en essayant de déchiffrer les nuances du silence. Tula relisait tout avec lenteur, très méthodique, comme si elle n’avait pas passé des heures à recopier ces lignes. Antoné parcourait le texte rapidement, revenant de temps en temps en arrière avec un sursaut, un froncement de sourcils. Selva laissait tomber les feuilles une à une sur la table avec parfois une sorte de soupir – exaspéré ou accablé, c’était difficile à dire. Kélys avait tout lu très vite et relisait maintenant chaque feuillet, le coude gauche appuyé sur la table, la joue dans la main, comme une écolière appliquée. Mooreï s’était appuyée au dossier de sa chaise, les yeux fermés. Elle semblait épuisée. Avec une perplexité mêlée de remords, un peu agacée quand même aussi, Lisbeï détailla un moment ses traits tirés, les cercles sombres sous ses paupières closes. Mooreï, entre toutes, aurait dû se réjouir ! N’était-ce pas une preuve de plus de la réalité de Garde ? Et si elle avait insisté pour ne pas être appelée « Fille d’Elli » mais « Voix d’Elli », si elle avait répété à Halde qu’elle était humaine, qu’est-ce que cela changeait, en réalité ? Elle était bel et bien ressuscitée, n’est-ce pas ? Divine et humaine, ne pouvait-elle avoir cherché la meilleure façon d’enseigner la vérité aux femmes des Harems ? La Parole n’était pas Elli, pas plus que la carte du territoire de Béthély n’était la Famille, n’est-ce pas ? Ce n’était justement qu’une parole, celle de Garde, la façon dont elle avait… traduit Elli pour les humaines. Qu’il pût y avoir deux versions de la Parole, finalement, c’était plus fascinant que troublant, non ? Surtout si elles étaient différentes.

Le silence avait changé de nature : plus personne ne bougeait. On avait fini de lire. On avait en main les éléments d’information. Et maintenant ?

« Qu’une chose soit claire tout de suite, dit Selva. Nous ne sommes pas réunies pour décider de l’authenticité du carnet mais de la conduite à suivre. L’Assemblée des Mères a lieu dans un peu plus d’un mois. Ici même. Comme vous le savez, Névénici a déposé sa motion pour l’intensification de l’exploration au Sud, au dernier moment, bien entendu. Nous sommes pour l’exploration à l’Ouest avec la plupart des Familles de Brétanye et donc carrément en dehors de nos alliances traditionnelles. Les pourparlers seront particulièrement difficiles et nous aurons besoin de toutes nos ressources. »

Elle fit des yeux le tour de la table, s’arrêta un bref instant sur Lisbeï mais reprit avant que celle-ci ait pu ouvrir la bouche : « À mon avis, nous n’avons tout simplement pas le temps de faire part de ceci à l’Assemblée de Béthély. Un mois ne suffira pas pour que se fasse jour une position unanime sur la nature de la découverte de Lisbeï, sur ce qu’il convient d’en penser, encore moins sur ce qu’il convient d’en faire. Nous ne pouvons pas nous permettre d’arriver à l’Assemblée des Mères sans cette position unanime. Et nous ne pouvons pas nous permettre non plus de courir le risque d’une fuite. Mon avis est que nous ne pouvons pas mettre la Famille au courant. Ni l’Assemblée des Mères.

— Quoi ?! dit Lisbeï, suffoquée.

Les faits irréfutables que nous aurions à présenter, aussi bien à la Famille qu’aux Mères, ce sont six squelettes dans des cachots souterrains murés et un carnet. Tout le reste repose sur les allégations d’une soi-disant « Halde de Mélorney » dont l’identité ne peut être confirmée et qui contredit une tradition historique vieille de plus de quatre cents années, et bien attestée, en portant contre les Juddites des accusations très graves qu’absolument rien ne prouve.

— Pour l’instant », dit Tula. Lisbeï était encore incapable d’articuler un mot.

« C’est précisément mon argument, dit Selva en lui souriant, sans joie. Pour l’instant il n’y a aucune preuve confirmant la véracité du texte. Tout pour l’infirmer, au contraire. Pour commencer, trois seulement de ces squelettes sont des squelettes d’adultes…

— Non », dit Kélys.

Selva resta un instant la bouche ouverte, arrêtée en plein élan. Tout le monde se retourna vers Kélys.

« Nous venons d’examiner les squelettes de plus près, Antoné et moi. Les plaques crâniennes sont soudées. Ce sont toutes des femmes adultes. Elles ont même porté des enfantes. » Elle se tourna un peu vers Antoné, qui se contenta de hocher la tête.

« Des adultes de la taille d’enfantes de six années !? Ce n’est pas possible ! dit Lisbeï. Ou alors… des naines ?

— Les squelettes ne présentent aucune des déformations qu’on devrait trouver dans ce cas », dit Kélys.

Comment pouvait-elle être aussi calme ? On aurait dit qu’elle s’amusait !

« Des adultes minuscules, murmura Mooreï.

— Les Compagnes de Garde étaient bien censées être des adultes, non ? » dit Tula, hésitante ; elle aussi avait senti le désarroi de Mooreï et ne le comprenait pas non plus.

« Halde dit qu’elle a rencontré Garde ressuscitée près des Mauterres », dit Kélys. Elle regardait Mooreï. « Une tradition veut que Garde elle-même soit venue du Nord-Est, ainsi que trois des premières Compagnes.

— Une tradition apocryphe, murmura Mooreï.

— Des mutantes ? dit Lisbeï. Parmi les Compagnes de Garde ? »

Des mutantes ! Des Abominations ! Mais oui, bien sûr ! Voilà pourquoi…

« Voilà aussi pourquoi les Juddites… » commença Tula.

Lisbeï se tourna vers elle avec un rire exultant et acheva à sa place :

« … ont falsifié la tradition !

— Ne prenons pas des présomptions pour des preuves, voulez-vous ? » dit Selva d’une voix tranchante. Elle semblait s’être remise de la révélation de Kélys. « Ce n’est certes pas le genre d’hypothèse qui plairait beaucoup à l’Assemblée.

— Ça n’a pas à plaire à l’Assemblée ! s’exclama Lisbeï, de nouveau furieuse. Les faits sont les… »

— Que ces squelettes soient ceux de mutantes est pour l’instant une hypothèse et non un fait, l’interrompit Kélys. Selva a raison. Et il sera très difficile de le prouver. Je n’ai quant à moi jamais encore entendu parler de mutations de cette sorte. »

Lisbeï la contempla un instant, interloquée : elle amenait un élément nouveau, stupéfiant, et ensuite elle faisait marche arrière ? À quoi jouait-elle ?! Kélys lui rendit son regard sans se troubler.

« Encore une fois, reprit Selva d’un ton exaspéré, j’aimerais vous rappeler que nous n’allons pas décider ici de l’authenticité du carnet, des squelettes ou de quoi que ce soit d’autre !

— Comment décider d’en parler ou non à la Famille et à l’Assemblée sans décider de cela d’abord ? » murmura Mooreï.

Mais elle baissa la tête sans rien ajouter et Selva se retourna vers les autres : « Ce que j’aimerais, c’est que vous essayiez d’imaginer les réactions, si nous arrivons à l’Assemblée avec cette histoire. Et, je vous le rappelle, sans une position unanime de la Famille…

— Pourquoi pas ? » protesta Lisbeï. Mais elle savait qu’elle était de mauvaise foi et n’insista pas : il avait fallu plus de trois mois à la Famille pour arriver à un consensus sur une participation élargie des Verts et des jeunes Bleus aux Jeux, l’année de Serres-Moréna. Et ce n’était pas un sujet aussi épineux que la révision de plus de quatre cents années d’histoire – entre autres.

« Lisbeï est la Mère désignée jusqu’au 19 de junie. En tant que telle, elle ouvrira l’Assemblée, puisque nous sommes les hôtesses cette année. Elle raconte sa découverte, elle parle du carnet…

— Je peux tout simplement lire la partie écrite par Halde, remarqua Lisbeï.

— Encore mieux ! dit Selva, sarcastique. Elle lit. Les Croyantes entendent que la Fille d’Elli n’a jamais dit qu’elle était la Fille d’Elli, et que Hallera, sur qui repose toute la tradition de Garde et de la Parole, est peut-être une imposteure. Les Progressistes entendent que Garde était opposée à l’emploi de la technologie, et pour couronner le tout, les Juddites entendent qu’elles ont trahi Garde, persécuté ses disciples, falsifié l’histoire et la Parole d’Elli. Ou plutôt… »

En parlant, Selva s’était levée pour aller à la fenêtre et elle se retourna brusquement : « Ou plutôt elle leur dit que les Juddites de Béthély ont trahi Garde, que les Juddites de Béthély ont falsifié l’histoire et la Parole…

— Nous ne sommes plus des Juddites !

— Mais nous sommes Béthély, Lisbeï. Pourquoi, crois-tu ? Parce que les Juddites de Béthély ont été à l’origine du Pays des Mères.

— Ni les hauts faits ni les péchés des mères ne retombent sur les enfantes, Selva, dit doucement Mooreï. Béthély aujourd’hui ne serait pas plus responsable des actes de l’ancienne Béthély que les Juddites d’aujourd’hui ne le seraient des actes des anciennes Juddites. Ce n’est pas un argument qui serait utilisé bien longtemps, si même il l’était. »

Est-ce que Selva rougissait ? Il y avait dans sa lumière comme de l’embarras qu’elle ne songeait apparemment pas à cacher. Elle revint s’asseoir.

« Mais tu as raison sur l’autre point, continua Mooreï. Il y a dans ce testament de Halde de quoi déranger tout le monde.

— Si les Croyantes ne peuvent tolérer que leur foi soit remise en question, que vaut-elle, cette foi ? dit Antoné.

— Ce que vaut l’incroyance que les non-croyantes n’aiment pas remettre en question ? » dit Kélys, comme si elle n’avait parlé à personne en particulier.

Antoné se retourna vers elle avec vivacité : « Je suis sceptique, c’est tout. Tant qu’il y a d’autres explications possibles à…

— Tu voudrais être obligée de croire », dit Mooreï. Elle observait Antoné avec une sorte de tendresse triste. « Elli nous a faites libres de croire en Elli ou pas, libres de choisir. As-tu si peur de ta liberté, Antoné ? »

Antoné resta un moment interdite. Des fluctuations violentes agitaient ses émotions. Colère, stupeur ? Lisbeï n’avait pas le temps de s’interroger là-dessus. Elle se demandait si elle allait taper sur la table pour faire revenir tout le monde au véritable sujet de la réunion, quand Tula prit la parole, de sa voix posée :

« De toute façon, que ça dérange tout le monde ou pas, ce n’est pas un argument. Tu veux nous faire penser aux conséquences, Mère Selva, et oui, bien sûr, il y aura des discussions et sûrement des disputes et des révisions difficiles et des changements. Mais si les Compagnes ou les disciples avaient décidé de ne pas dire la vérité à cause des difficultés possibles – et il s’agissait de leur mort possible, pour commencer – où serions-nous aujourd’hui ? Antoné et Kélys aussi ont raison, chacune à sa façon : si on ne croit pas assez en une chose pour ne pas craindre de la remettre en question, alors, il faut changer de croyance. Je crois que nous devons dire la vérité à la Famille et à l’Assemblée, même sans une position unanime de Béthély sur la question. »

Elle s’arrêta brusquement et baissa la tête. Il y eut un petit silence.

« Oyez, oyez, murmura Kélys.

La vérité, dit enfin Selva, maussade. Quelle « vérité » ? Il y a quelques faits, des allégations non prouvées et une montagne d’hypothèses. On est loin d’une « vérité » ! Ce que je vois, moi, c’est que déclarer cela à l’ouverture de l’Assemblée va déclencher des palabres interminables, dont ni les unes ni les autres ne sortiront renforcées et qui retarderont d’autant les discussions sur la motion de Névénici et la nôtre, ou du moins celle de Llétréwyn. Et c’est cela, le sujet important. Pour toutes les Familles, pour tout le Pays des Mères. C’est important maintenant. Il faut commencer l’exploration à l’Ouest. La situation deviendra vite insupportable, sinon, avec quelles conséquences… Vous avez vu les courbes démographiques préparées par Antoné. C’est plus important que de savoir si Garde se considérait comme une Fille ou une Voix d’Elli, ou si les Juddites des Ruches, ou des Harems, ou les deux, ont menti sur ce qui s’est passé !

— Plus important, Selva ? dit Mooreï d’une voix grave qui contenait un reproche. C’est important d’une façon différente. Mais c’est aussi important.

— Si des famines éclatent dans quelques années, ce ne sera pas Garde qui viendra nous donner à manger, remarqua Antoné.

— Si des famines éclatent dans quelques années, ce que nous sommes et ce que nous croyons nous devoir les unes aux autres déterminera les choix que nous ferons. » Mooreï parlait soudain d’une voix résonante que Lisbeï ne lui avait jamais entendue. « Et nous sommes notre foi, nous sommes la Parole, oui, même toi, Antoné et même les plus Progressistes des progressistes. Le Pays des Mères tout entier est tel que la modelé l’héritage de Garde. Non seulement la Parole, mais le Service et la Danse de la Célébration. Elles font partie de nous et déterminent nos actes tout autant que le taux de croissance de la population ou le pourcentage de terres cultivables. »

Puis Mooreï sembla rapetisser et redevint Mooreï, qui sourit à Antoné : « Je sais qu’il est toujours tentant de simplifier la vérité. Mais pas en la mutilant, Antoné. Ce serait une simplification mortelle.

— La vérité, encore ! s’exclama Selva en laissant retomber ses mains sur la table avec un claquement sourd. Quelle vérité, enfin ? Et n’est-ce pas toi qui m’as enseigné que toute vérité n’est pas bonne à dire n’importe quand à n’importe qui ?

— Ce n’est pas à n’importe qui ! protesta Lisbeï. C’est à l’Assemblée des Mères !

Mais c’est plutôt n’importe quand, en effet », remarqua Kélys. Elle s’était levée en même temps et s’étirait avec grâce. Lisbeï la contempla comme les autres sans plus parler, confusément consciente que c’était l’effet recherché mais incapable d’en vouloir à Kélys. « Ou plutôt à un moment qui n’est pas forcément opportun. Il n’y a pas seulement la question de l’exploration à l’Ouest qui risque d’être retardée, ou même remise à plus tard. D’autres Familles ont des motions qu’elles considèrent sûrement comme tout aussi importantes. C’est l’Assemblée des Mères : certaines l’attendent depuis des mois pour résoudre leurs problèmes. Elles ne seront pas dans l’état d’esprit requis pour aborder des questions aussi graves que celles soulevées par le testament de Halde. Je trouve que Selva a raison : il serait plus raisonnable d’attendre après l’Assemblée pour en parler.

Ce n’est pas comme s’il était question de ne rien dire du tout ! reprit Selva, heureuse de cette aide qu’elle ne semblait plus attendre.

— Vraiment ? rétorqua Lisbeï. Et qu’est-ce qu’on va dire à la Famille ?

— Plus tard. » Selva secouait la tête, agacée de nouveau. « On le lui dira plus tard aussi ! »

Lisbeï, muette d’indignation, sentit l’accord résigné de Mooreï, l’accord approbateur d’Antoné. Kélys aussi hochait la tête.

Tula leva une main au moment où Lisbeï allait exploser : « Vous voulez dire que c’est nous, ici, maintenant, qui décidons de ce que les autres peuvent entendre et comprendre ? dit-elle lentement. Nous décidons pour toutes les Rouges et toutes les Bleues et toutes les Vertes, non seulement de Béthély, mais de toutes les autres Familles ? De quel droit ? Ce n’est pas ainsi que Béthély est censée fonctionner, ni le Pays des Mères. »

La barrière de Selva était en place, dure et brillante. Un moment la Mère considéra Tula, l’honnête incrédulité scandalisée de Tula. Elle eut un sourire sans joie : « Des choix imparfaits dans un monde imparfait, dit-elle. Apprends. »

 

* * *

 

(Antoné/Lettre, suite)

 

Béthély, 4 de maïa 489 A.G.

 

Ma Linta, comme je voudrais pouvoir te parler de tout ceci, même par lettre. Mais la décision du conseil me condamne à ne te parler vraiment qu’ici où tu ne peux m’entendre, en continuant la première lettre que je ne t’ai pas envoyée. Je comprends bien les raisons de Selva, je continue à penser que c’était le bon choix, mais en même temps je ne peux m’empêcher de comprendre aussi, et de partager, le ressentiment de Tula et de Lisbeï. Je me sens coupable de ce que je sais et que le reste de la Famille ignore !

Officiellement, Lisbeï n’a rien trouvé d’intéressant dans son trou, dont l’entrée a été rebouchée. Elle a été punie pour y avoir consacré trop de temps, elle est retournée à ses devoirs et s’entraîne pour les Jeux. Je pensais (je craignais) quelle ne fasse un éclat, mais il n’en a rien été. Peut-être, comme Tula, est-elle encore trop sidérée de l’entorse faite par le conseil à la Charte de Béthély. Tula s’entraîne avec Mooreï et Selva au rôle qu’elle devra jouer après le 19 de junie, où elle sera déclarée, en pleine Assemblée, Mère désignée de Béthély – et prendra la place de Lisbeï près de Selva aux débats. Ni l’une ni l’autre n’a pipé mot depuis le conseil. Je ne sais si c’est un bon ou un mauvais signe pour Tula, dont la barrière est toujours dressée ces jours-ci. Quant à Lisbeï, la permission donnée par Selva de recopier intégralement le carnet semble avoir tout de même versé quelque baume sur son indignation. Kélys s’est lancée dans des recherches encore sans résultats dans les plus anciennes Archives de Béthély, pour essayer de trouver… quoi ? Si les Juddites de la Ruche de Béthély ont inventé la deuxième Garde de toutes pièces après que leurs ancêtres eurent effacé toutes traces de la première, elles n’en ont sûrement laissé la confession nulle part !

Fausse ? Vraie ? La Garde de Hallera, celle de Halde ? Vraies toutes les deux, fausses toutes les deux ? Je ne sais pas. Je ne sais plus ce que je crois – ou ce que je ne crois pas. La remarque de Mooreï continue à résonner en moi depuis le conseil. « Tu voudrais être obligée de croire. » Et c’est vrai ! C’était possible, plausible, que le procès de Markali ait été arrangé et manipulé avec l’aide de la fille de Hallera pour asseoir la divinité de Garde et de la Parole, et tout ce qui en découlait pour le futur Pays des Mères. Et cela me suffisait auparavant. Maintenant, c’est encore plus possible et plausible puisque Hallera pourrait fort bien être tout simplement une menteuse. Mais cela ne me suffit plus. Au lieu d’être confortée dans la certitude de mon incroyance, je doute. Pourquoi ? Le testament de Halde peut être contesté avec les mêmes arguments que j’ai toujours utilisés contre Hallera, non ?

Kélys cherche dans les Archives de la fin des Ruches.

Il existe une tradition – dit-elle – voulant que Markali et Alicia aient été amies, ou compagnes, lune ayant choisi la voie du Mal et l’autre celle du Bien ; histoire classique, il y a des dizaines de contes et de romans sur ce motif. C’est Alicia qui a fait organiser le procès dont Markali est sortie vivante – ce qui s’expliquerait bien si elles étaient en collusion secrète. Des Juddites se seraient soudain efforcées de garantir la divinité de celle qu’elles avaient fait massacrer (si on en croit Halde) une centaine d’années plus tôt ? La révolution qui a mis fin aux Ruches est venue de l’intérieur, cela au moins on le sait. Une partie des Juddites converties par Garde à la fin des Harems auraient conservé son souvenir malgré toutes les persécutions et l’auraient réactivé en n’hésitant pas à monter une supercherie, la fin justifiant pour elles les moyens : il s’agissait d’accélérer le processus de transformation, sans trop de violences. Et somme toute elles y sont parvenues : le Pays des Mères a fini par se constituer, nous sommes là, et assez pacifiques tout de même.

La première Garde, alors, celle de Halde, serait « la vraie ». La vraie Fille d’Elli. Qui ne voulait pas être appelée ainsi. Mais vraiment divine et humaine, morte et ressuscitée.

Mais s’il y a eu supercherie la deuxième fois, pourquoi pas la première ? C’est aussi ce qui troublait Mooreï : qu’une des deux Garde soit fausse contamine inévitablement l’autre, quelle que soit celle qu’on veut considérer comme « la vraie », n’est ce pas ?

Et je me retrouve avec son « Tu voudrais être obligée de croire » – ou de ne pas croire. Tout le monde autour de moi croyait que Garde était bien la Fille d’Elli et je voyais plutôt la possibilité de la supercherie. Et maintenant, si j’envisage que les deux soient fausses, mon esprit me présente aussitôt la possibilité que l’une au moins soit vraie ! Il n’y a pas plus de « preuve » pour la première Garde, seulement ce que dit Halde. Alors pourquoi cette absence de preuve formelle dans un cas me pousserait-elle soudain du côté de la croyance, quand l’abondance de preuves formelles, dans le cas de Hallera, me poussait du côté du doute ? Ce n’est quand même pas par pur esprit de contradiction !

Je suis complètement perdue. J’ai passé toute la nuit à discuter avec Mooreï, le soir du conseil. Elle avait semblé troublée, elle aussi, pendant la réunion. Mais elle ne l’est plus vraiment. Ou plutôt, oui : elle est troublée de penser aux machinations qu’on doit prêter aux Juddites de Béthély autour de toute cette affaire, à la fin des Harems aussi bien qu’à la fin des Ruches ; elle pense aux conséquences politiques à moyen et à long terme, elle pense aux conséquences sur la foi des autres, elle pense aux conséquences pour Tula (qui apprend de façon plutôt rude ce qu’être la Mère peut vouloir réellement dire), pour Lisbeï, dont le désir de vérité et le respect du savoir sont violemment contrariés. Pour Selva, dans ses futures relations avec ses filles et la Famille. Pour la Famille même, quand elle saura qu’on ne lui a pas appris les faits tout de suite. Mais Mooreï, pour elle-même, n’est plus troublée. Et sais-tu pourquoi ? Parce qu’elle sait intimement qu’Elli est, et que Garde a dit la vérité dans sa Promesse. Elle le sait parce qu’elle a Dansé à la Célébration, parce qu’elle Danse encore. Toujours la même réponse. La tienne, celle de toutes les autres Croyantes que j’ai interrogées. (Et celle de Kélys aussi, même si ce n’est pas une Croyante, tout compte fait.)

Et moi je n’ai jamais Dansé, je n’ai jamais voulu Danser. Je n’ai jamais assisté même à la Danse. Tu te rappelles tous mes arguments ? Par respect pour la croyance d’autrui, par dégoût pour cette frénésie que je comprenais trop bien… ou par respect pour moi-même, ou que sais-je encore. Mais le fait est que je n’ai jamais voulu essayer. Ni avec toi ni avec personne. Pour quoi faire, puisque je comprenais si bien ce qui se passait, toute la mécanique… N’est-ce pas ?

Mais Mooreï est tellement sûre de ce qu’elle croit. Et moi, tout à coup, tellement incertaine : et si j’étais vraiment passée à côté de quelque chose ? S’il y avait vraiment autre chose que la mécanique et le rituel, dans la Danse ?

Et Garde n’en parle même pas, de la Danse, si on en croit le témoignage de Halde !

Mais si Garde était vraiment ressuscitée, si Elli existait réellement…

Et à en croire Mooreï, je saurais, si je Dansais. Je saurais que c’est vrai.

Mais alors, si je voulais être obligée de croire, pourquoi ai-je encore peur ? Je n’aurai qu’à Danser à la Célébration le mois prochain et je serai obligée de croire.

Ou peut-être pas. Il y en a qui Dansent et qui ne croient quand même pas. C’est Mooreï elle-même qui me l’a rappelé. Même là, je serais forcée de choisir. Et je ne peux pas, je ne peux pas me décider à choisir, à sauter, à croire. Oui, j’ai peur. Je ne sais pas trop de quoi. De ma liberté ? J’ai ressenti un choc quand Mooreï a parlé de liberté au conseil, mais à vrai dire, je ne sais pas pourquoi ; qu’ai-je donc compris à ce moment-là ? Il devrait y avoir une suite d’illuminations pour m’expliquer ce choc, mais elles ne viennent pas.

Si j’ai toujours été prête à croire en une machination des Juddites autour de Garde, c’est parce que j’aurais voulu qu’il n’y ait pas même l’ombre d’un doute, j’aurais voulu être forcée de croire, oui ! Et puis, je n’aime pas les Juddites. Elles crieraient à l’Abomination si je révélais publiquement ce que je sais de la Maladie et de ses effets. Elles me pointeraient du doigt et m’appelleraient moi-même Abomination, et toi, et Lisbeï, et les autres. Enfin, pas toutes les Juddites, mais certaines. Est-ce pour cela que le témoignage de Halde me convient mieux que celui de Hallera ? Parce qu’elle dénonce les Juddites ?

Pour cela aussi. Je ne suis qu’humaine, moi. Et Garde… Celle de Halde est tellement humaine. Est-ce pour cela que sa divinité me semble plus plausible, alors, que dans les pieuses certitudes de Hallera ? Je dois avoir l’esprit de contradiction, après tout.

Chroniques du Pays des Mères
titlepage.xhtml
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_045.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_046.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_047.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_048.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_049.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_050.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_051.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_052.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_053.html